vendredi 7 décembre 2012

Le langage des signes : le propre de l'homme

Descartes : une seconde définition de la pensée

Nous le savons tous, Descartes définit la pensée à partir d'une action de l'esprit : "Je doute donc je pense".

Mais il propose également une autre définition moins connue de la pensée. La pensée serait cachée au sein du corps, et seuls les signes de la parole humaine pourraient y donner accès.

La voix en tant que parole est un signe particulier, distinct des sons et mouvements des animaux, en tant qu'elle est le signe de la pensée. La parole sort la pensée hors du corps. Nous soulignos en gras dans le passage suivant :
« Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel.
Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.

Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. »

Les corps des animaux ont des mouvements ou des bruits, mais ils sont immédiatement l'expression des sentiments du corps. On peut dire par analogie, que les animaux ont un "langage du corps", un "langage des émotions du corps", un langage de la crainte, de l'espérance ou de la joie. Mais ce pas un langage de signe, car le signe renvoie à un objet qu'il faut connaître pour comprendre le signe par rapport à d'autres signes.
"j’ajoute que ces paroles ou signes / de l'homme / ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation / manifestation / de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée.
Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie / comme hors des passions / ne convient qu’à l’homme seul."
La voix humaine ne se laisse pas interpréter comme expression du corps. Ecouter les mots prononcés par une personne, c'est entendre des signes qui ne sont pas "décodables" par les passions du corps. Il faut chercher ce code dans le "contenu de pensée" de la personne.
« Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.
Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux. » 
Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649 (extrait).
« Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui 1es examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différences d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient. »  
Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre1646.

L’animal est essentiellement un corps, une machine, dit Descartes, pour poser que son comportement n’exige pas d’admettre qu’il y a en lui une âme. Même si c’est sous une forme très complexe, tous ses mouvements s’effectuent comme les mouvements d’une horloge. Ce sont des mécanismes. Tout se passe comme si certains stimuli déclenchaient un mécanisme, un montage nerveux préétabli, stéréotypé.
« Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser »  
Lettre au marquis de Newcastle. 20/11/1646.
C’est la même chose pour leur mode d’expression et de communication. Ils n’expriment pas des significations mentales, ils ne se communiquent pas des idées. Ni ils ne symbolisent le monde dans lequel ils vivent, ni ils ne dialoguent entre eux. Leurs signes sont déterminés par divers stimuli : besoins vitaux, états sensibles comme la faim, la crainte, la colère, le plaisir et ont pour finalité non la signification mais le déclenchement de certaines actions. Ce sont des signaux, non des symboles.

La vue du maître qui nourrit et caresse déclenche chez le chien des manifestations de joie. Le signe animal est de l’ordre de l’impulsion, il est suscité par des stimuli internes ou externes, il n’est jamais la manifestation d’une pensée libre et réfléchie.

Et cela ne tient pas à l’absence d’organes permettant d’exprimer sa pensée. Car les muets qui sont privés de l’usage de la parole trouvent bien le moyen de faire connaître leur pensée en suppléant la voix par le geste. Remarque d’une grande clairvoyance à une époque où les sourds et muets étaient considérés comme des débiles mentaux. Descartes voit bien que ce qui leur manque, ce n’est pas la pensée mais le langage qui leur permettrait de la développer.

Il souligne aussi qu’il ne suffit pas de proférer des paroles ou de faire usage de signes pour être à l’étage de la parole.

D’une part parce qu’on peut dresser des perroquets ou des pies à dire certaines choses mais ils sont bien incapables de saisir la signification de ce qu’on leur a appris à dire. Ce qui le montre, c’est que l’émission vocale a un caractère mécanique. Le perroquet dit « bonjour, comment ça va ? » selon un processus similaire à celui de la voix, avertissant dans la voiture moderne, que le niveau de l’essence est critique. Son message est le résultat d’un automatisme ; il ne met pas en jeu l’aptitude linguistique. Aptitude très complexe impliquant la capacité de symboliser c’est-à-dire de se distinguer de la réalité pour lui donner un sens par l’intermédiaire d’un signe, et la capacité d’articuler, de combiner des signes dans un énoncé requérant toujours pour être produit une initiative de l’esprit.

C’est dire que seul un être doué de pensée peut parler. Ni la fonction symbolique ni l’activité mentale discriminatrice à l’œuvre dans toute énonciation, ne peuvent s’exercer par favorable mécanisme. Il y faut une action de l’esprit. La parole (« signes faits à propos des sujets qui se présentent » dit Descartes) révèle que le sujet parlant est un sujet pensant. Même le fou en témoigne. Sans doute sa pensée est-elle « dérangée » dans la mesure où le sens qu’il formule n’est pas rationnellement justifiable, mais il exprime bien du sens, le sens que ce dont il parle revêt pour lui. Là encore, Descartes fait preuve d’une grande clairvoyance. Il n’ôte pas au malade mental son humanité c’est-à-dire sa dimension spirituelle. Le fou pense mal mais il pense donc il parle. Il présente une différence de nature avec le perroquet car il exprime une pensée alors que l’autre émet un son dénué de sens.

D’autre part parce qu’il y aura toujours une grande différence entre un cri de douleur ou de plaisir et l’opération de donner sens à sa douleur ou à son plaisir. Dans le premier cas l’émission de sons ou l’effectuation de certains gestes est mécaniquement produite par un état du corps. Ainsi en est-il de l’expression des animaux. Ils ne font pas un symbole de leur état. Il faudrait pour cela qu’ils fussent capables de s’abstraire de leur vécu pour le signifier ou le symboliser. Mais cette capacité qu’on appelle la fonction symbolique est le propre de l’esprit.

Voilà pourquoi, le sujet pensant peut signifier bien autre chose que ses besoins ou ses passions et, même lorsque son énonciation les prend pour objet, il les signifie, il ne se contente pas d’en être l’expression mécanique. Celle-ci n’est qu’un moment du « mouvement naturel » dans le monde animal, elle fait partie de son déterminisme. Avec l’homme le procès de symbolisation conquiert son autonomie par rapport à la pure nécessité biologique, il ouvre un monde qui est le monde humain des significations, monde de la culture où l’échange des paroles n’est pas tributaire d’un contact direct avec la chose ou de stimuli internes ( en rapport avec des passions dit le texte) mais peut s’effectuer à partir des seules données linguistiques.

Descartes définit donc le langage humain par trois critères :
  • La parole est le signe de la pensée car parler c’est viser du sens à travers des signes et seule une pensée pour opérer le rapport par lequel un signe renvoie à un sens. 
  • Parler c’est parler de quelque chose à quelqu’un. La parole s’effectue donc « à propos ». Elle n’est pas une production de signes désolidarisée du contexte auquel elle renvoie. Même la parole du fou en témoigne. Bien que relevant d’une singularité logique, elle fait surgir un sens en rapport avec sa propre expérience. 
  • La parole a bien une fonction expressive mais elle est expression de la pensée, non de la mécanique corporelle, fût-elle celle d’une sensibilité. Elle ne se rapporte pas aux seules passions, dit le texte. Tant que la sensibilité découle de la disposition des organes et ne met pas en jeu une dimension spirituelle, comme Descartes nous demande de l’envisager pour les animaux, il n’y a pas lieu de supposer qu’elle est un mode de la pensée. L’expression animale est mécanique, ses signes instinctifs. L’animal ne symbolise pas car il faut une pensée pour faire un symbole d’un de ses états. 


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